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La porte du feu
Alors qu’Amos redescendait du sommet de la montagne sur le cheval des Enfers, l’affrontement entre les Phlégéthoniens et les géants de glace se poursuivait. Les petits bonshommes de feu avaient réussi à faire fondre la pierre, formant ainsi un lac de lave d’où, à l’aide de frondes magiques, ils faisaient pleuvoir de petits météorites brûlants sur leurs adversaires. Les géants, de leur côté, lançaient d’énormes quantités de glace et de neige dans le but d’éteindre les flammes toujours plus vives qui, de minute en minute, gagnaient du terrain sur le froid. Le champ de bataille était enveloppé de vapeurs humides qui, selon les vents, se cristallisaient en flocons ou s’évaporaient vers le ciel. Vagues de chaleur et vagues de froid se succédaient à un rythme effréné et, le temps de le dire, il était possible de ressentir jusqu’à trois changements de température. Du point de congélation au point d’ébullition, la même goutte d’eau oscillait entre l’état solide et l’état gazeux, prisonnière de la friction entre les éléments.
Sur le champ de bataille, des loups de glace aux énormes canines translucides crachaient des jets d’air glacial tout en essayant de croquer les Phlégéthoniens les plus téméraires. Armés seulement de seaux de lave avec lesquels ils arrosaient la neige autour d’eux, les soldats de la rivière de feu se voyaient souvent contrariés dans leur tentative d’avancement. Les blessés dont le corps avait été gravement refroidi étaient immédiatement ramassés par les guérisseurs qui les jetaient dans le petit lac de lave afin de les régénérer. Il ne suffisait que de quelques minutes dans le bain bouillant pour que les moribonds en ressortent complètement guéris et tout à fait prêts à reprendre le combat. Non loin de là, bien installé sur une grosse pierre lui servant d’observatoire, le prêtre Phlégéthonien encourageait ses troupes et hurlait des psaumes pour rendre grâce à la rivière de feu.
Malheureusement pour le peuple de feu, les géants de glace avaient également la possibilité de se régénérer à volonté. La vapeur qui s’échappait de leur peau au contact de la lave s’agglutinait autour des plaies en les cicatrisant. De plus, ils profitaient de la protection de Hel, la fille de Loki.
Cette créature issue du mariage de Loki et de la géante de glace Angerboda régnait sur le sommet du mont d’Hypérion depuis de nombreux siècles. Froids comme la mort, les géants étaient ses loyaux serviteurs et exécutaient au doigt et à l’œil ses moindres volontés. Cette demi-déesse monstrueuse avait le corps et le visage d’une vivante, mais ses jambes étaient celles d’une morte. Incapable de se mouvoir à cause de ce handicap, elle vivait clouée sur son trône de glace et se plaisait à geler les aventuriers qui osaient traverser son territoire.
Son siège bien installé sur un promontoire d’où elle pouvait voir en un coup d’œil la totalité de son royaume, Hel s’amusait follement à créer de nouveaux géants qu’elle envoyait dans la bataille. Elle jubilait en contemplant l’affrontement et ne se rappelait pas avoir ressenti autant de plaisir depuis le jour où elle avait transformé Tserle en bloc de glace. Hel, à l’image du froid, aimait surprendre ses victimes et les immobiliser progressivement dans l’angoisse et la souffrance, et c’est ainsi qu’elle avait procédé avec la pauvre porteuse de masques. Une fois que cette dernière avait été capturée par sa horde de géants, la demi-déesse l’avait fait solidement attacher à des colonnes sacrificielles en marbre blanc, et lui avait lentement gelé les pieds puis les mains. Grâce au masque du feu, Tserle avait pu maintenir un bon moment la chaleur de son corps, mais, à bout de forces, elle avait dû céder devant la persistance de Hel. La jeune fille ne possédait pas encore les pierres de puissance de la terre qui auraient pu lui fournir une armure résistante contre les morsures du froid.
« Mais qui est-ce donc ? se demanda la demi-déesse en apercevant quelqu’un chevaucher pas très loin d’elle, à travers le blizzard. On dirait qu’il se dirige vers la bataille… Tiens, tiens… C’est sûrement cet Amos Daragon dont m’a parlé mon père. Si le plan s’est déroulé comme prévu, il a libéré Tserle et doit essayer de trouver un endroit pour la réchauffer ! Comme une fleur que l’hiver surprend, il se retrouvera avec le corps flétri d’une morte dont il aura lui-même provoqué le trépas, ha ! ha ! ha ! Ainsi, les porteurs de masques retourneront à la légende, et les dieux régneront encore pour des siècles sur les mortels. Loki, mon père, a souvent de très bonnes idées, dommage qu’il soit si prétentieux ! »
Hel tourna ensuite son regard infernal vers les colonnes de marbre où l’on avait attaché Tserle. Quel ne fut pas son étonnement de constater que la jeune fille y était toujours ! Si c’était bien Amos Daragon qu’elle venait de voir passer, c’est qu’il ne l’avait pas emmenée avec lui ?! Tserle était bien là, toujours enchaînée, dans la même position où Hel l’avait abandonnée après l’avoir congelée.
— Cet Amos Daragon n’a rien fait pour la délivrer ?! siffla-t-elle. Pourtant, il aurait dû la prendre avec lui et l’emmener au pied de la montagne. Ah ! que les mortels sont stupides !
La demi-déesse se pencha vers un de ses énormes chiens de glace et lui ordonna d’aller tuer Amos. La bête avait l’allure d’un gros bouledogue à poil long et à la mâchoire plus large que nature.
— Si ce garçon n’a même pas l’intelligence de sauver une jeune fille en détresse, il ne mérite pas de vivre plus longtemps. J’ignore de quelle façon la Dame blanche choisit ses porteurs de masques, mais celui-là a un noyau de prune à la place de la cervelle. Va, mon gros toutou, va ! Et rapporte vite son corps afin que je me délecte de son cœur. Miam ! Il n’y a rien de plus savoureux que le sang chaud humain ! Ha ! ha ! ha ! ha !
Le chien bondit et fila à vive allure en direction d’Amos. La langue pendante et les yeux injectés de sang, la bête était follement excitée à l’idée de broyer un mortel entre ses dents. D’une surprenante agilité, la grosse créature courait aisément dans la neige et sautait comme un lapin par-dessus les obstacles.
Dans la tempête, Amos n’aurait rien senti de la menace qui planait sur lui si le cheval de Yaune n’avait pas fait un brusque mouvement de tête vers l’arrière. Instinctivement, le garçon saisit son trident et le porta au-dessus de lui. La pointe de son arme toucha le chien enragé de Hel qui s’y déchira le ventre lorsqu’il voulut bondir sur Amos. L’animal retomba durement sur le sol en râlant de douleur pendant qu’il se vidait de ses entrailles.
— FONCE DROIT DEVANT ! cria le porteur de masques à sa monture. Il y en aura peut-être d’autres comme celui-là ! Nous devons vite rejoindre les Phlégéthoniens pour être plus en sécurité !
Le cheval des Enfers, déjà à plein régime, allongea le cou et augmenta encore la cadence. Crachant du feu et de la lave, il hennit pour se donner du courage et sauta par-dessus une crevasse qu’il aurait normalement contournée. Pendant quelques secondes, Amos eut l’impression de chevaucher son dragon.
— BRAVO ! l’encouragea-t-il en lui caressant l’encolure. Tu es une bête superbe ! Nous sommes presque arrivés ! Allez ! un dernier effort !
En se faufilant à travers l’armée des géants et la meute de loups de glace, le garçon se rendit jusqu’au lac de lave des Phlégéthoniens.
Aussitôt qu’il eut passé les premières lignes de la bataille, une chaleur suffocante remplaça le froid grinçant. Amos descendit de son cheval qui se rua vers le lac pour s’abreuver de lave bouillante. Il alla trouver le prêtre Phlégéthonien.
— Mission accomplie ! déclara-t-il. Je vous serai éternellement reconnaissant !
— Mais… mais…, hésita le prêtre, ne devais-tu pas, ô grand Phénix ! extirper une jeune fille des griffes du froid ?
— Si, répondit Amos, mais mes plans ont changé en cours de route ! J’ai fourni à Tserle ce dont elle avait besoin pour se sortir elle-même du pétrin et tout devrait bien se passer pour elle, maintenant. Allez ! je dois poursuivre mon chemin afin d’accomplir ma mission.
— Mais… grand Phénix, regarde ce que nous avons trouvé !
Le prêtre fit signe à Amos de le suivre et se dirigea vers le camp des korrigans. Le passage des Phlégéthoniens avait fait fondre la neige et la glace sur une très grande partie de la pente où l’on pouvait apercevoir une large pierre rectangulaire. À demi incrustée dans le sol, elle ressemblait à un couvercle de cercueil sur lequel apparaissaient des symboles étranges et des runes aux formes bizarres.
« Cela me rappelle le cercueil de Crivannia, pensa Amos en glissant ses doigts sur les inscriptions. En plus, j’ai déjà vu ça quelque part… »
Soudain, le porteur de masques se souvint de son rêve avant son départ pour le mont d’Hypérion. Il y avait quatre portes, chacune représentant un élément.
« Je suis devant une entrée, se dit-il. Me voilà sûrement devant la porte que devra emprunter le porteur de masques venu du continent du feu. Je comprends… Il y a quatre porteurs de masques, quatre éléments, quatre armes et… mais oui, quatre portes à traverser pour mener à bien notre mission ! Si je me fie à cette logique, c’est moi qui représente le continent de la terre et je porte un trident qui est une arme associée à l’eau. La première pierre de puissance que j’ai reçue est une pierre de l’air, mais j’ai les pouvoirs du Phénix qui est évidemment relié au feu… »
Amos fut interrompu dans ses réflexions par la chamane des korrigans qui lui tapotait l’épaule. Elle était exactement conforme à l’imitation de Loki, mais elle semblait beaucoup moins sympathique.
— Où est-elle ? demanda la petite créature ridée. Tu devais sauver Tserle, n’est-ce pas ? Alors, où est-elle ? Je t’avertis que si elle est morte, les choses tourneront très mal pour toi et je ne crois pas que…
Dans un déversement de paroles qui lui rappela Plax, son guide de montagne, la créature bombarda Amos de questions et de menaces. Le garçon posa une main sur la bouche de la korrigane et, de l’autre, lui signifia de se taire. Les yeux tout ronds d’étonnement, la chamane s’arrêta net et le fixa sans même remuer les paupières.
— Tserle est toujours au sommet de la montagne, mais son masque de la terre est maintenant complet, expliqua Amos en retirant sa main du visage de la korrigane. Si je l’avais descendue moi-même, le choc thermique aurait sans aucun doute causé sa mort…
— D’accord, tu as eu raison, répondit la chamane, vexée de s’être fait museler. C’est bien. Elle réussira à trouver en elle le chemin de sa libération. Très bien… Mais dis-moi, tout à l’heure, tu semblais absorbé dans tes pensées… Puis-je t’être utile ?
— J’ignore où aller maintenant pour terminer ma mission. Je crois que c’est parce que je suis fatigué ; je n’arrive pas à voir clair…
— Il y a quatre portes. La porte de l’eau se trouve sur le continent de la terre, et celle de l’air, sur le continent de l’eau. Quant à la porte du feu, la voilà, tu viens tout juste de la découvrir.
— Bien ! Il ne resterait plus que la porte de la terre à trouver ! s’exclama Amos. Et si vous dites vrai, elle serait sur le contient du feu !
— Exactement…
— Ah non ! soupira le garçon, découragé. Je devrai fouiller en entier ce nouveau continent pour la trouver…
— Certainement pas, répliqua la vieille korrigane, car la Dame blanche a bien entouré ses porteurs de masques. Pour ma part, je suis une spécialiste des univers parallèles et des nouvelles dimensions. Il arrive que je me promène dans l’éther et que j’y rencontre l’esprit de ton maître, Sartigan. Ce vieux bouc t’aime beaucoup et il est intarissable d’éloges à ton sujet. Enfin… Je sais exactement où sont situées les quatre portes et je peux t’indiquer comment te rendre facilement à la tienne, celle de la terre.
— Formidable ! fit Amos. Descendons avertir Maelström que nous devons reprendre la route !
— Je me chargerai moi-même d’aviser ton dragon, dit la chamane. Car tu n’auras pas besoin de lui.
— Ô grand Phénix ! lança soudainement le grand prêtre des Phlégéthoniens qui avait suivi la conversation. Nous voyagerons par le feu et nous te conduirons vers la porte !
— Par le feu ? Mais… mais…, hésita le porteur de masques.
— Ne t’en fais pas, ce sera facile. Nous ferons comme avec le cheval de Yaune : nous te réduirons en cendre !
Amos haussa les épaules et soupira :
— Bof ! Pourquoi pas ? Après tout, je suis le Phénix !